« La Forêt de Barenton » est un texte écrit par Violette Violet et illustré par Jan Tinel.
Il fut publié dans La Semaine de Suzette n°35 du jeudi 30 juillet 1953.
La Forêt de Barenton
Barenton est situé en Bretagne, non loin de Ploërmel ; c’était autrefois un lieu animé où s’élevaient un château et un village, dont rien ne reste aujourd’hui, sauf une fontaine et des légendes.
Je me suis laissée conter que certains jours — fort rares — auprès de la fontaine de Barenton, au lever du soleil, quand le brouillard est épais, il est possible d’apercevoir aussi nettement que dans un miroir sa propre image multipliée par deux ou trois.
L’endroit est sauvage, secret, boisé, l’eau est froide et limpide. Les Druides prétendaient que cette eau guérissait les maladies mentales. Ceci n’est pas démontré, mais un fait est incontestablement reconnu : Merlin l’enchanteur a bu l’eau de Barenton.
On sait que Merlin naquit vers 475, fut baptisé et devint barde ; sa vie est un tissu de légendes fantastiques ; n’affirme-t-on pas que Merlin pouvait parler et marcher dès sa naissance ? Il avait aussi le don de se métamorphoser en jeune homme ou en vieillard, en flamme ou en fumée, et de faire apparaître des châteaux, des chevaliers et des cours d’eaux illusoires.
Mais l’enchanteur Merlin devait trouver sur sa route quelqu’un de plus rusé que lui, une femme, peut-être une fée : Viviane.
Un jour où Merlin se trouvait auprès de la fontaine de Barenton, il vit venir une promeneuse d’une telle beauté qu’il en fut ébloui. Aussitôt, il emprunta l’apparence la plus séduisante d’un jeune homme au physique merveilleux.
Lorsque Viviane se trouva en présence de Merlin dont les cheveux d’or brillaient au soleil, dont l’armure resplendissait comme de l’argent, elle questionna :
— Beau chevalier, qui êtes-vous ?
— Je suis celui qui vous attend depuis que le monde est monde, dit Merlin.
Viviane sourit. L’enchanteur lui parla comme lui seul savait le faire et Viviane, charmée, l’écoutait sans se lasser.
Ils se revirent souvent auprès de la fontaine et, un jour, Merlin supplia :
— Viviane, je vous en prie, acceptez de devenir ma femme. Nulle ne sera plus comblée que vous. Je vous donnerai toutes les richesses que vous désirez.
Viviane répondit :
— Beau chevalier, je n’ai pas besoin de bijoux, car la rosée dépose sur mes doigts les diamants les plus étincelants, je n’ai pas besoin de palais, car la forêt est le plus beau domaine qu’il soit possible de rêver. Les troncs des arbres centenaires se transforment à mes yeux en colonnes de jaspe, elles soutiennent les voûtes d’émeraude de salles immenses. Vraiment, je ne désire rien.
— Refusez-vous donc d’unir votre vie à la mienne ? s’écria Merlin désespéré. Que puis-je faire ? Convertir l’eau en feu ? La braise en marbre ?
Viviane laissa pendre sa main blanche dans l’eau de la fontaine, puis répliqua, souriante et douce :
— Non, non, mon ami. Je ne veux qu’une chose et vous me la refuserez, j’en suis sûre.
— Que voulez-vous, Viviane ? Vite, parlez.
— Indiquez-moi la formule magique qui permet de transformer à sa guise les hommes et les femmes, dit la fée.
Merlin tressaillit. Viviane lui en demandait trop. Révéler un tel secret, c’était donner à la jeune femme une puissance égale à la sienne :
— Je ne puis, balbutia-t-il. Viviane eut un rire ironique :
— Il ne me reste donc qu’à vous quitter chevalier, car vous ne m’aimez point comme vous le prétendez, dit-elle.
Et, blanche et blonde, légère comme une fumée, elle disparut entre les arbres.
Le jour suivant, Merlin attendit vainement Viviane.
A la pensée qu’elle était peut-être partie pour toujours, il regrettait d’avoir refusé d’exaucer son seul vœu.
Une semaine s’écoula ainsi. Merlin ne quittait plus la fontaine, le front entre ses mains, il attendait la fée.
Elle revint enfin, plus belle que jamais.
— Viviane, acceptez-moi pour époux ! s’écria Merlin.
— A une condition, dit-elle.
— Laquelle ?
— Révélez-moi votre formule.
— Jamais !
— Je ne reviendrai plus qu’une seule fois. Réfléchissez, mon cher, avant de me perdre, jeta la fée en s’enfuyant.
Merlin voulut poursuivre Viviane, mais elle s’évanouit dans un rayon de lune, et l’enchanteur, les poings serrés, usa vainement de sa puissance pour la ramener auprès de lui.
Alors, Merlin faiblit. Incapable de résister à Viviane, il résolut de lui révéler le secret magique qu’elle souhaitait.
Aussi, une semaine plus tard, quand la fée reparut, ce fut lui qui parla le premier.
Il livra la formule magique capable de dominer les êtres, puis il s’endormit auprès de la fontaine.
Longtemps, la fée demeura immobile, contemplant le visage de Merlin, puis elle se leva et prononça la formule magique qu’elle venait d’apprendre des lèvres de l’enchanteur.
Tout en parlant, neuf fois, de sa ceinture elle traça un cercle autour du dormeur.
En agissant ainsi elle prenait Merlin à son propre piège, car c’était là le moyen qu’il venait de lui enseigner.
Un peu plus tard, lorsqu’il ouvrit les yeux, Merlin s’aperçut avec surprise qu’il se trouvait dans un magnifique château.
Des serviteurs nombreux accoururent à son appel, un troubadour vint le distraire en lui jouant un air de viole, des cuisiniers lui apportèrent des agneaux rôtis à la broche et des pâtés de venaison, des échansons versèrent dans sa coupe des vins généreux et capiteux, des nains et des bouffons s’employèrent à l’égayer, des pages lui présentèrent des singes savants. Mais quand Merlin voulut s’approcher des portes du château, une force invincible le retint ; quand il voulut donner l’ordre d’abaisser le pont-levis, les paroles ne purent franchir ses lèvres.
Alors, l’enchanteur comprit qu’il était le prisonnier de Viviane. On dit encore en Bretagne, le soir à la veillée, dans certains villages perdus, que Merlin est vivant dans le château où l’enferma Viviane. Nul ne sait où se trouve ce château fabuleux. Il ne reste de cette histoire que la fontaine de Barenton jasant sur les pierres, et qui révèle peut-être en son langage le secret de Merlin.