Visite du Magasin Pittoresque (2) de M. Charton en 1855 : Mère Dolly tavernière à Londres

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La mère Dolly, gravure anonyme, Le Magasin Pittoresque 1955.

 

Visite du Magasin Pittoresque de monsieur Édouard Charton (2)

 

Une mini psychogéographie du milieu du 19e siècle de Nick, le tenancier un tant soit peu diabolique, à Dolly, la mère courage.

En avril 1855, la livraison du Magasin Pittoresque rapporte la balade d’un collaborateur (anonyme) passé par Londres qu’a séduit une certaine Mère Dolly. L’auteur promène le lecteur français entre bas-fond et culture populaire à l’anglaise. Il n’est pas question d’abstinence ou de puritanisme en 1855, mais de bien-être encore.

Texte en intégralité ci-dessous.

(Présentation du volume Le Magasin Pittoresque 1855 dans la première visite : Jean Chappe et l’électricité)

 

 

La Mère Dolly

 

Parternoster-Row est une rue de Londres où l’on vend plus de livres que n’en produit Paris tout entier ; parallèlement, à quelques pas, est une rue redoutée de tous ceux que l’ignorance ou la misère entraînent au crime, celle où l’on voit la prison de Newgate, chef-d’œuvre d’architecture, dont les murs massifs ; nus et sombres, inspirent aux pas­sants la tristesse et l’effroi.
On peut se rendre de l’une des deux rues à l’autre en tra­versant le passage de la « Tête de la Reine » (Queen’s-Head passage).
Il y a cent ans environ, les citoyens paisibles évitaient avec soin cette ruelle, toujours pleine de tumulte et de querelles : une mauvaise taverne y attirait une foule inces­sante de gens plus enclins, pour la plupart, à devenir les pratiques de Newgate que celles des libraires de Paternoster-Row. Malgré leur affluence, le tavernier ne faisait pas fortune ; on buvait les poisons du père Nick, mais on ne le payait pas. Un matin, la porte resta fermée, et durant plusieurs semaines des groupes de buveurs désappointés se succédèrent devant la boutique close et silencieuse, se re­tirant à pas lents et faisant entendre de grossiers mur­mures. Cependant une voisine, veuve d’un honnête ouvrier brasseur, eut l’idée de louer la boutique et d’entreprendre de continuer le commerce du père Nick. C’était la pauvreté qui l’obligeait à prendre cette résolution ; elle avait une jeune fille douce et jolie ; elle-même avait en horreur le tapage et toutes les brutalités de l’ivrognerie ; un commerce plus pacifique eût été mieux son affaire, mais l’ancien patron de son mari voulait bien s’engager à lui avancer quelques barriques pleines, non de l’argent. Les premiers individus qui vinrent en souvenir de l’ancienne célébrité de la taverne trouvèrent l’hôtesse et sa fille bien froides parce qu’elles n’étaient que polies, et bien prudes parce qu’elles étaient promptes à s’ef­faroucher de leurs sottises ; d’ailleurs, si les boissons étaient de bonne qualité, elles n’avaient pas assez du feu diabolique de celles de Nick, elles étaient peu variées, et quand on en avait bu un peu plus que de raison, il était visible que Dolly avait de la répugnance à en servir davantage. La vieille clientèle du passage de la « Tête de la Reine » ne se trou­vant donc pas assez à son aise avec l’honnête tavernière, se découragea. Cette désertion menaça de laisser la boutique déserte. Cependant peu à peu quelques ménages s’accou­tumèrent à s’approvisionner chez la mère Dolly ; les petites filles qu’on envoyait en commission n’étaient plus effrayées par les rugissements d’autrefois ; elles étaient attirées au contraire par la bonne humeur et les paroles aimables de la mère et de la fille ; les femmes sensées surent bientôt que leurs maris pouvaient aller se rafraîchir et causer au comp­toir de Dolly sans y rencontrer de dangereux compagnons ; tout était propre, net, brillant, en ordre, brocs, verres, bancs et le reste. On était sûr de trouver toujours le sourire sur les lèvres des deux hôtesses et d’entendre sortir de leurs bouches d’agréables paroles. Les habitués augmentèrent, et en peu de temps commença pour la taverne une nouvelle renommée, tout aussi étendue et beaucoup plus honorable que l’ancienne. Deux personnes ne suffisant plus pour le service, la mère Dolly choisit d’honnêtes jeunes servantes à son goût et qui furent aussitôt à celui de tout le monde. Quelques hommes de lettres, des artistes, prirent l’habitude de se donner rendez-vous dans une des petites salles successivement ouvertes à droite et à gauche ; un peintre es­quissa le portrait de la mère Dolly, on grava son croquis, et l’estampe fut répandue par les colporteurs. Aucun tavernier n’eut en ce temps une célébrité comparable à celle de la mère Dolly. Sa fille, bien dotée, épousa le fils d’un riche caboteur.
La taverne existe et prospère encore, et lors de notre der­nière visite chez les libraires de Paternoster-Row, le sou­venir et la curiosité nous ayant conduits dans la ruelle voi­sine, nous vîmes avec plaisir le portrait populaire de la mère Dolly cloué entre la porte et son comptoir. Son sourire obli­geant lui survit ; il semble qu’il ait été conservé par les taverniers modernes comme une sorte de talisman. L’his­toire de cette brave femme est assurément très-simple, comment se fait-il que nous ayons pris plaisir à l’écrire ? Sans doute parce qu’il est toujours agréable de voir, même dans la sphère la plus humble, le succès être le prix de l’honnêteté, et le mal vaincu céder la place au bien.

Suite dans la Visite du Magasin Pittoresque (3) : David Wilkie évoque Walter Scott

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