Xavier Mauméjean, American Gothic – Alma éditeur (2013) ; 10/18 (2014)

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Couverture : Plaisirs de myope. 10/18, 2014.

Daryl Leyland est l’auteur d’une des œuvres les plus chéries des Américains : Ma mère l’Oie (Mother Goose, 1938), recueil de 270 contes, fables et ballades (autant que les os du nouveau-né), dont certains sont reproduits dans American Gothic de Xavier Mauméjean. Contes cruels inspirés des comptines traditionnelles, ils évoquent des parodies de cautionary tales à la Hilaire Belloc. La liste des enfants suppliciés qui peuplent ces pages rappelle tout aussi irrésistiblement The Gashlycrumb Tinies d’Edward Gorey. Mais qui était vraiment l’homme derrière cet aboutissement, cette mythologie authentiquement américaine ?

Xavier Mauméjean avait déjà brillamment exploré les recoins sombres de l’histoire des États-Unis avec Lilliputia. En soixante chapitres fragmentaires et captivants, le livre tente de retracer la vie de Daryl Leyland (1893-1953), par un savant collage d’extraits de textes divers. On saura ainsi presque tout de son placement dans un asile-maison de redressement puis dans une ferme d’état, de son amitié avec Max Van Doren, son futur illustrateur, de ses déambulations dans Chicago, ses accointances avec les vagabonds comme avec les bootleggers. Tout aussi (trans)formatrice sera son expérience de la Première Guerre mondiale en France. Mais Leyland sera l’homme d’une seule œuvre : ses seuls autres écrits seront des blagues pour papiers de bonbons, au succès phénoménal.

Au milieu de divers témoignages, se détachent deux enquêtes biographiques, aux orientations divergentes, aux vues radicalement opposées. Celle de Jack Sawyer, obscur scénariste pour la Warner (son scénario de science-fiction avec une princesse et une « force » puissante ne sera jamais tourné), mais aussi « nettoyeur de biographies » chargé d’éviter toute mauvaise surprise concernant les auteurs dont le studio veut adapter l’œuvre. Son enquête est minutieuse, totale, mais ses rapports sont si précis qu’ils semblent largement romancés. Et il apparaît très vite qu’obsédé par Ma mère l’oie, Sawyer cherche avant tout à expliquer la vie de Leyland par son œuvre future, cédant à la tentation téléologique, en une vision rétrospective qui fait de l’œuvre le point autour duquel tourne la vie de Leyland.

De son côté, l’universitaire Richard Case répond au projet plus raisonné d’expliquer certains éléments de l’œuvre par les faits biographiques, et d’éclairer aussi bien le sens de certains contes que les sources d’inspiration, entre Alice au pays des merveilles et Le Magicien d’Oz. Comment ne pas penser à Charles Kinbote commentant longuement Feu pâle de John Francis Shade, dans le roman de Vladimir Nabokov ? Richard Case cependant assume clairement aussi bien son admiration que son ressentiment envers l’auteur, et livre principalement des analyses éclairantes de l’œuvre. Les deux approches contradictoires de Sawyer et Case convergent malgré tout sans mal, mêlant récit de vie et lectures savantes.

La Vénus anatomique avait déjà pour particularité de rassembler dans un XVIIIe s. uchronique des personnages existants pour mener à bien un projet imaginaire. Alors, Daryl Leyland a-t-il existé en dehors du roman de Xavier Mauméjean ? L’accumulation de références et d’éléments historiques plus ou moins connus suscite un tel sentiment de vérité, que ce personnage et tout ce qui l’entoure semblent crédibles. Le livre fourmille d’anecdotes trop étranges pour ne pas être vraies, de détails trop biscornus pour ne pas être véridiques. Jusqu’au bout, j’ai résisté à la tentation de vérifier, pour préserver l’illusion et ne faire que plus tard la part du fait et de la fiction. Narrateur non fiable et conférencier contribuent également à brouiller la fiction et la vérité, tout en mettant en abyme la quête même qui tourne indissociablement autour de l’une et de l’autre. Mieux : la personnalité tourmentée de Sawyer impose par contrecoup d’enquêter sur l’enquêteur et de découvrir plusieurs éléments de sa vie. C’est le traducteur français de Leyland, François Parisot, qui ouvre et ferme l’ouvrage (et ce n’est pas un hasard s’il partage le patronyme d’Henri Parisot, traducteur de Lewis Carroll et ami des Surréalistes). C’est ce dernier qui renvoie à un article d’Elizabeth Hand paru en 2005 dans Fiction, et remercie François Angelier, Fabrice Colin ou encore Jérôme Noirez… La mise en abyme se conclut magistralement par un émouvant autoportrait signé Xavier Mauméjean, ultime enchâssement de cette imbrication folle.

Mais que recouvre cet emballage, ou plutôt cet emballement métafictionnel ? Le puzzle Daryl Leyland (au double sens d’assemblage de pièces disséminées et d’énigme) est avant tout un monument élevé pour préserver une œuvre – une œuvre fictive, qui n’existe que dans son absence, mais qui vaut pour toute œuvre. L’art est littéralement et dans tous les sens ce qui fait vivre. C’est le projet qui donne sens à l’existence sans but de Daryl Leyland et de Max Van Doren, ou qui dirige celle de Sawyer et, dans une moindre mesure, de Richard Case. C’est aussi ce qui peut porter la mort, comme en témoignent l’assassinat d’Anna Patocki ou les infanticides commis par Elsa Browning. La suite de souffrances et d’horreurs énoncées dans American Gothic résonne sombrement tout le long du livre. Elle donne en dernier recours à Ma mère l’Oie la fonction consolatrice de refléter les avanies du monde pour mieux les mettre à distance – pour tout dire, la fonction que Freud prête à l’humour. Si la vie n’est qu’une farce triste, il nous revient de chercher malgré tout, encore et toujours, à la comprendre.
Il est inutile de préciser que cette lecture est de celles qui hantent pour longtemps.

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