Les premiers mots d’un roman achevé en janvier 1934, Verdun.
La ville de Verdun pénétra subitement dans mon existence de soldat d’infanterie comme je cherchais un cantonnement dans un médiocre village de l’Oise qui paraissait complètement abruti par le froid. Une petite neige perfide recouvrait les embûches d’un sol mal entretenu. À la porte basse d’une sorte de soue qui devait m’abriter, une grande jeune fille paysanne me regardait venir sur la route. Son visage était encadré par un fichu de laine. Ses joues étaient rouges et son nez pointu, blanc comme un nez frigorifié. Je lui adressai la parole aimablement et elle me répondit tout de suite qu’elle n’avait pas de paille. Cette réponse dut probablement anéantir tous mes plans pour passer une nuit à peu près tiède.
Pierre Mac Orlan, aux Éditions du Siècle, Nouvelles Éditions Latines, Fernand Sorlot, 1935.
Photographies des Archives photographiques d’Art et d’Histoire de Paris.
Cette année, on fête le centenaire de la Première Guerre mondiale… Comme il est laid et sarcastique de débuter ainsi, et pourtant certains semblent penser qu’il s’agit de produire un show médiatisé truffé de démonstratifs pardons pour la bêtise humaine, de déculpabilisation facile. Et si, çà et là, de bonnes volontés s’organisent pour éviter de célébrer une grandeur qui n’a pas eu lieu, et remémorer en juste place et à titre d’avertissement que la guerre tue. Hélas, elles ne peuvent lutter contre la moderne kermesse de carnaval qui n’a plus l’attrait des exultations populaires.
Tout le monde parle de la guerre, sans y croire véritablement. C’est une sorte de perversité.
Il faut alors oublier les défilés aux flonflons arrangés et colorisés et replonger dans les mémoires de l’époque, photographies, films amateurs, cartes postales, bouts de papier, journaux intimes, carnets griffonnés, il en reste un grand nombre malgré la tourmente. Ou lire les témoignages publiés ignorant les hauts faits martiaux, rapportés par les rescapés difficilement convaincus d’avoir survécu à l’enfer de Verdun, coupables de s’en être sortis vivants.
Mes amis sont morts.
Je m’en suis fait d’autres.
Pardon…
René Maublanc – 19-20 Juillet 1917.
L’expérience commune et pourtant différente a remodelé chacun, Pierre Mac Orlan raconte sa guerre, cheminant dans le souvenir des décombres, touriste vétéran parmi les autres revenants qu’il rencontre morts ou vivants, ces derniers, les pèlerins débarqués des provinces de France et d’Allemagne, pour camper là en reconnaissance d’un passé abominable. Ils sont, autour des « ravins de la mort » après les avoir cherchés sur la carte, dans un paysage qui a changé, une société qui déjà se métamorphose et oublie. La nostalgie qu’ils éprouvent n’est pas celle du regret, mais des laissés pour compte.
La guerre n’est plus qu’une image intime. Chacun garde la sienne ; elle ne se révèle qu’à lui.
Et cependant, cerné par sa hantise, Pierre Mac Orlan, comme tout homme, ou peut-être comme tout écrivain, cède au désir de la partager. Pour s’en défaire comme d’une propriété insalubre, peut-être, ou se décharger du fardeau trop lourd, à moins qu’il se livre à une tentative ultime de soumettre les ignorants et les oublieux au devoir du souvenir. Quelles que fussent ses raisons, le voyage pour être amer n’en demeure pas moins émouvant.
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Morceaux biffés du brassard endeuillé pour goûter la légère saveur du désespoir.
À Pantin, je crois, nous fîmes remplir, c’est-à-dire ceux qui possédaient de l’argent firent remplir leurs bidons de deux litres par des enfants lestes et graves.
Une grande somnolence pesa bientôt sur le convoi qui rythmait, cahin-caha, des rêveries d’hommes fatigués et dociles. Dans l’obscurité du wagon, nos yeux devaient briller comme ceux des moutons dans la nuit.
Le froid était vif. La neige gelée recouvrait la campagne, la route droite, plus dure que l’acier. Un ciel gris s’associait assez bien à tous les détails devenus précieux de ce pays savamment glacé. Des corbeaux immobiles et silencieux peuplaient, comme des fruits noirs, les arbres mauves.
J’étais seul, jouissant seconde par seconde du grand plaisir calme d’être vivant et repu, d’être une bête au fond d’un terrier inexpugnable et d’entendre, à l’abri, tous les détails sonores d’une catastrophe dont je connaissais la qualité. Autour de moi, plus puissant que les bruits de la guerre, le silence régnait.
À chaque printemps, dans un secteur que l’on croyait nettoyé, les grenades, les obus repoussent, sortent du sol, font çà et là quelques victimes peu glorieuses. En temps de paix, l’éclatement d’un obus s’appelle un accident de travail. L’éternelle fécondité de cette terre, où les engins poussent comme les chardons et les bardanes, ressemble à une protestation de la nature, à une sorte de vœu solennel prononcé par les anciens congrès du blé, de l’avoine, de la betterave et des arbres à fruits.
Au début, les recherches furent longues, car on se servait d’un procédé rudimentaire d’observation. Partout où l’herbe était plus drue, plus verte, on fouillait la terre afin de lui arracher son secret. Il y a trop d’herbe aujourd’hui pour employer ce procédé.
À ce moment, on peut imaginer, sans effort, qu’un soldat décharné, casqué, les os recouverts d’un uniforme pourri sans personnalité, la mâchoire appuyée sur ses mains sans chair, écoute toutes les cloches de la ville. Voici les douze coups de la fin d’un jour. Le soldat d’outre-tombe attend le dernier souffle du dernier de ceux qui furent autrefois à ses côtés. Quand ce personnage anonyme aura rendu son âme vieillie normalement, le fantôme casqué s’effacera dans l’oubli et le secteur de Verdun entrera dans l’immortalité historique, telle que les livres la conçoivent.
La plupart des bêtes doivent penser que le contact de l’homme ne leur apporte rien de bon. Ils ont en somme raison. Si l’homme ne les tue pas pour sa nourriture ou son plaisir, il les associe à sa fortune qui souvent aboutit au même résultat.
Deux détails successifs ont accroché mon attention, pour des motifs différents. L’un purement biographique quand Pierre Mac Orlan cite inopinément le lieutenant-colonel Driant, un auteur connu par les amateurs d’anticipation ancienne, pour une très courte esquisse du personnage inhabituelle. Le second a éveillé ma curiosité, un épisode romanesque et sanglant né de l’imagination des soldats, éprouvés tous les jours par l’horreur, pour se faire peur, voilà bien une idée humaine parfaitement absurde et pourtant, ils l’ont inventée et ils l’ont racontée.
« À l’extrême pointe de ce territoire réservé aux méditations de ce genre s’élèvent les broussailles encore perfides de ce qui fut le bois des Caures. C’est là que le lieutenant-colonel Driant et sa brigade de chasseurs, le 56e et le 59e bataillon se firent tuer sur place, le 22 février 1916. Le lieutenant-colonel Driant écrivit de nombreux ouvrages sur la guerre considérée comme une anticipation. C’était un homme brave et profondément honnête.
En de telles circonstances et en tenant compte de ces qualités, qui même pendant la guerre ne furent pas communes, il ne pouvait mieux faire que de mourir au milieu des quelques chasseurs qui vivaient encore à ses côtés.
La mort de ce colonel de chasseurs est conforme à la tradition sentimentale des légendes guerrières. Cette guerre de 1914-1918 qui laissa tout de suite prévoir les guerres chimiques de l’avenir ne fut pas prodigue en anecdotes décoratives. La balistique précise ne laissait point de places pour le merveilleux et l’apparition de sainte Geneviève, la séduisante patronne de Paris, ne répondit pas du tout à ce que la plupart des soldats attendaient d’une intervention divine. L’atmosphère de la guerre de 1914 n’offrait pas plus de mystère que l’intérieur d’une locomotive. Le mystère s’accommodait mal des explosions et de la pluie de nickel qui jaillissait des mitrailleuses, par saccades. Dans les nuits si peuplées et si actives de Verdun, le mystère commençait au moment même que le tir d’artillerie s’apaisait. Les apparitions divines n’interviennent que dans les guerres silencieuses. Nous nous contentions de prier la chance. Certains le firent en se rappelant, en certaines circonstances, les formules religieuses de leur enfance. Ils firent à Dieu des promesses qu’ils ne tinrent pas quand la paix fut signée. Très peu d’hommes, je parle des soldats d’infanterie engagés pendant deux ou trois ans dans la bataille, purent dominer physiquement la situation. Les hommes d’imagination puissante étaient perdus d’avance. Il y eut des légendes. […] Après la guerre ces légendes se composèrent plus littérairement. Je n’ai pas encore rencontré un soldat qui ait vu les fameux gendarmes accrochés dans la boucherie rouge, du côté de la rue du Pont-de-Tilly. Tout ce que l’on peut dire, c’est que ce spectacle savamment horrible, vrai ou faux, ne nous paraissait pas anormal. La légende est née de cette acceptation collective. Ce petit détail psychologique constitue un des mystères les plus inquiétants d’une guerre de soldats-citoyens. »
Une histoire morbide dont on peut découvrir l’émergence dans les paroles d’un autre homme qui la vécut :
Pierre Dumarchey (1883-1970), mitrailleur au 226e RI, en fournit d’ailleurs une analyse saisissante :
« Est-ce une hallucination créée par les sinistres légendes d’un Verdun où l’on vendait peut-être de la chair de gendarmes accrochés aux crocs des boucheries de la rue Mazel ? (…) On imaginait un spectacle qui ressemblait à une vengeance, à l’assouvissement d’une de ces nombreuses haines qui nous dévoraient vivants. Quinze jours plus tard, il nous était impossible de ne pas croire à la réalité de ces inventions fantastiques. Nous vécûmes longtemps sur l’idée des gendarmes assassinés. De raconter cette histoire nous emplissait d’une satisfaction puérile. Nous pensions avoir vu les cadavres coiffés du casque à grenade blanche suspendus derrière les grilles rouges. En vérité, nous vivions dans le dérèglement de notre imagination et dans une atmosphère monstrueuse de sang et de meurtre (…). »
in Revue historique des Armées.
Bientôt tout cela ne sera plus qu’une question de soupe. Il est difficile de prévoir les formes du désespoir devant une assiette vide ; c’est aussi une question d’âge et la solution est inscrite entre le browning et la mendicité.
Le mot de la fin… de la faim ?
L’ossuaire de Douamont, inauguré en 1927, tel que Pierre Mac Orlan dût le voir avant de rédiger Verdun.