Charles Reber – La Ménagère “fin du vingtième siècle” (1935)

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Suite de « L’appartement de l’avenir… ou à l’époque du “jour éternel” »

« La ménagère “fin du vingtième siècle” », de Charles Reber, est paru dans Paris-Soir du 2 mai 1935.

Que nous réserve pour 1960 l’électricité reine de l’énergie ?

La Ménagère “fin du vingtième siècle”

Mon ami Pierre, le « prophète scientifique », comme nous l’appelons désormais, a sur les femmes des idées bien arrêtées. Il n’est certes pas leur adversaire. Il est marié à une femme charmante et il est père d’une fillette délicieuse. Bien souvent aussi ses remarques m’ont montré qu’il n’est pas indifférent au charme de nos belles compagnes. Je dirai plus exactement, qu’il a pitié des femmes — pitié au point qu’il aurait souhaité être père d’un garçon plutôt que d’une fille.

— Que peut-on faire d’une fille, aujourd’hui que les femmes ont perdu la place qu’elles occupaient autrefois dans la société et qu’elles n’ont pas encore conquis une place nouvelle ?

Et il ajoute :

— En théorie, je suis évidemment partisan d’accorder le droit de vote aux femmes. En pratique, je ne le leur donnerai que lorsqu’elles auront cessé d’être l’esclave de leur appartement, et quand elles seront sorties de leur cuisine. Et, voyez-vous, là encore, c’est l’électricité qui libérera la femme et qui lui donnera la place à laquelle elle a droit.

Pierre, qui aime le paradoxe au point de le défendre de toutes ses forces contre une opinion unanimement accréditée depuis des générations, Pierre, dis-je, traite volontiers de barbares et d’empoisonneuses les ménagères les plus consciencieuses et les cordon bleu les plus avertis. Il les tolère, parce qu’il faut bien manger pour vivre ! A vrai dire, à l’entendre parler, il n’a peut-être pas entièrement tort et j’avoue que son argumentation m’a plus d’une fois séduit et ébranlé :

— Nos grand’mères qui n’avaient qu’un poêle chauffé au bois, dit-il, savaient cuire les aliments. Nos femmes ne savent que les mettre sur le feu. C’est tout ! Voilà où nous a conduits le faux progrès.

La « cuisine au bois » électrique

Le feu de bois, affirme-t-il, était une forme de cuisson bien supérieure à celle que nous connaissons aujourd’hui. Elle était au moins riche en radiations pénétrantes à courte longueur d’onde. Les mets préparés sur un tel feu avaient une saveur que nous ne connaissons plus.

— Aujourd’hui, conclut-il, on cuit et on dessèche les mets, on ne les prépare pas ! Nos femmes mettent, pour cuire un aliment qui n’a plus guère de valeur nutritive, le même temps que nos grand’mères employaient pour préparer un plat succulent, dont l’organisme entier faisait son profit. Quelle époque barbare !

— Je veux bien vous croire, lui ai-je répondu, mais comment entendez-vous résoudre le problème ? Nos procédés actuels dureront encore longtemps.

— Ne dites pas de bêtises ! L’électricité ne tardera plus à envoyer nos appareils à la vieille ferraille. En tout cas, elle constituera le successeur direct et perfectionné du feu de bois. Elle est tout indiquée pour nous ramener à la cuisson riche en radiations à ondes courtes. Je ne veux certes pas vanter nos cuisinières électriques actuelles, basées sur le principe du four garni de résistances portées au rouge sombre, bien qu’elles représentent déjà un grand progrès. Tout cela est appelé à se transformer. Dans cinq ou dix ans, la cuisine électrique connaîtra les mêmes succès que l’éclairage. Ce n’est encore qu’une technique très jeune, mais qui s’affirmera et qui ressuscitera l’art culinaire de nos grand’mères. Pauvres vieilles, va ! Elles mettaient longtemps pour cuire un poulet, mais elles savaient au moins le cuire. Nous ne savons plus !

— Et nos filles retrouveront cet art ?

— Sans doute ! La cuisinière électrique de l’avenir donnera aux ménagères des possibilités toutes nouvelles. C’est pour l’instant déjà une question de « spectre ». L’énergie électrique permet de travailler avec toutes les nuances souhaitables. Le spectre qui doit servir à rôtir un poulet n’est à coup sûr pas le même que celui qui permet de cuire une tarte ou de gratiner une soupe à l’oignon. La question de l’atmosphère plus ou moins sèche pour chaque catégorie de plats joue un très grand rôle.

Cuire un bœuf entier en 3 minutes

— Quel gourmand vous me faites !

— L’électricité, cher ami, développera la gourmandise des hommes, cela ne fait aucun doute. Elle nous permettra de retrouver les gourmandises d’antan et sur ce point elle apportera des progrès qui compteront demain au nombre des exigences les plus élémentaires. Il se peut même que la cuisinière de l’avenir arrive à cuire « à cœur » en haute fréquence. Ce sont là des recherches que nous faisons en ce moment. Qui dit qu’en utilisant les champs magnétiques à haute fréquence et les courants induits, nous n’arriverons pas à cuire « à cœur » un bœuf entier en trois ou quatre minutes ?

— Et un beefsteak en 15 secondes ?

— Pourquoi pas ? Est-ce donc si utopique que cela d’imaginer une cuisinière électrique munie d’un solénoïde, sorte d’hélice électrique qui serait traversée dans son axe par un chemin roulant ?

On tournera un commutateur. Quand le four sera suffisamment chaud, en quelques secondes, on mettra en marche le chemin roulant sur lequel le beefsteak aura été posé. Celui-ci traversera le four à une vitesse bien déterminée. Il ressortira, quelques secondes plus tard, de l’autre côté, cuit à point. Ce n’est là qu’une question d’automatisme.

— Autrement dit, la ménagère de 1960 sera à même de préparer son repas en quelques minutes ?

— En Amérique, les femmes sont beaucoup plus avancées que les nôtres. Dans bien des maisons, celles qui vont travailler confient à des index et des cadrans combinés le soin de déclencher à heure fixe leurs appareils de cuisine, voire la cuisson. Index et cadrans arrêtent la cuisson au moment où celle-ci est jugée suffisante et entretiennent le plat à petit feu jusqu’au moment du repas. J’ai vu, en Italie, sortir d’un four électrique des petits pains cuits comme ce beefsteak « à la chaîne ». Ils étaient délicieux. Je vous jure qu’ils étaient à point et tous si exactement cuits de la même façon qu’il eût été bien difficile de distinguer deux d’entre eux.

Le règne de la femme aux mains blanches

Sur une feuille de papier qui traînait sur la table, mon ami « le prophète scientifique » s’est mis à dessiner une cuisinière électrique de l’avenir. C’est, selon lui, un appareil de la grandeur d’une cuisinière à gaz, très sobre de lignes. Elle comprend des fours superposés — autant qu’il en faudra pour satisfaire les exigences des gourmets. Chaque four à son spectre et son utilité. Chaque four aussi est éclairé par des lampes puissantes, à haute température et des filaments portés au rouge blanc.

— La question qui nous préoccupe pour mettre au point cette cuisinière, dit-il, c’est celle du verre d’enveloppe de ses filaments. Elle est certes délicate. Mais déjà l’on croit que le quartz fournira la solution.

Puis, ayant considéré un instant son dessin, il ajouta :

— Les ménagères d’aujourd’hui salissent pour nettoyer et nettoient pour salir. Il ne faut pas trop leur en vouloir, elles travaillent avec des appareils préhistoriques. L’électricité qui est propre et rapide supprimera les quatre cinquièmes de leur travail stérile. Autrement dit, elles les expulsera de leur cuisine où elles n’auront plus rien à faire et elle les rendra à la vie qui en fera des « citoyens » libres et utiles. Les autres travaux du ménage ? Les machines électriques qui les accompliront sont déjà là, dans le commerce, et seront encore perfectionnées. La machine à laver le linge et la vaisselle, celle à repasser, l’aspirateur, la cireuse, la bouilloire, le moulin et la cafetière — tout ira à l’électricité. Quant à nos appartements, ils ne seront pas constamment empestés par les odeurs de la cuisine !

— Mais c’est le règne de la femme que vous annoncez ?

— Le règne de la femme aux mains blanches ! Si les femmes voulaient, si elles savaient, elles auraient déjà conquis la moitié de leur liberté.

Au fond, Pierre, « le prophète scientifique », est-il vraiment si paradoxal qu’on le dit ? Un paradoxe, par définition, n’est qu’une opinion contraire à l’opinion courante. Ce n’est pas nécessairement une opinion fausse et l’opinion commune peut être erronée ! Il y a même rien de plus relatif que l’opinion commune et toutes les époques qui se sont cramponnées au passé ont vécu dans le mensonge. N’est-ce pas parce que nous sommes prisonniers du passé que nous vivons dans le mensonge ?

…à suivre dans : « Quand nous mettrons le soleil en bouteille !… ».

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